PSS et Trois-Suisses: un terrible aveu d’impuissance

PSS et Trois-Suisses: un terrible aveu d’impuissance

En Suisse, l’histoire conçue par les milieux dominants joue un rôle de premier plan dans la préservation des rapports sociaux, du conservatisme et du consensus. En outre, l’ignorance et la légèreté que la gauche et le mouvement social ont trop souvent manifestées en la matière n’a fait que les affaiblir sans qu’ils en aient vraiment conscience. Dernier épisode significatif: une affiche électorale du Parti socialiste suisse qui tente de récupérer l’image mythique des Trois-Suisses en suggérant que les socialistes, ouverts à l’Europe et aux droits des femmes, sont aussi des patriotes.


La mythologie nationale – Trois-Suisses, 1er Août, Guillaume Tell, etc. – est une «invention de la tradition» qui remonte à la fin du XIXe siècle. Elle est un mélange de faits bien réels (un pacte daté du début août 1291), de légendes (Tell) et d’interprétations discutables (une nation helvétique aurait existé depuis le Moyen Âge, la Suisse serait née lors de cette alliance contre l’étranger de trois vallées montagnardes). Elle a également constitué un emblème économique (l’arbalète) et un fonds de commerce pour le national-conservatisme local.

L’invention du 1er Août

Ces images doivent être replacées dans les contextes de leur création et de leurs utilisations successives.


1891, soit l’année de l’invention du 1er Août, c’était aussi la fin du monopole radical sur le Conseil fédéral et l’entrée au gouvernement d’un conservateur, le lucernois Zemp, héritier des vaincus de la guerre du Sonbderbund et de la création de la Suisse moderne. Investir le pacte des Waldstätten comme l’acte fondateur de la Suisse, c’était alors faire oublier et occulter le rôle progressiste des radicaux lors de la fondation de l’État fédéral, c’était sceller une nouvelle alliance de toutes les forces bourgeoises dans un contexte de confrontations sociales, de lutte des classes, d’émergence du mouvement ouvrier. Une caricature d’Exem, publiée en 1990, illustre bien cette réalité sociale: trois représentants masculins des institutions bourgeoises soutenus par des travailleurs-euses, hommes et femmes.


Le contexte de la formation des États-nation avait vu fleurir un peu partout ces mythologies nationales. La montée des impérialismes et l’éclatement de la Première Guerre mondiale, que ces symboles et ces discours auraient largement servis, allaient ensuite représenter une défaite majeure pour le mouvement ouvrier, incapable, malgré ses intentions déclarées, d’empêcher la guerre par une mobilisation sociale et l’affirmation massive de valeurs internationalistes. Une défaite qui allait aussi mener à cette ère des catastrophes ayant débouché sur la Seconde Guerre mondiale et ses atrocités.

Contre l’étranger

Cependant, le nationalisme qui a accompagné l’émergence des États-nation défendait aussi un espace de protection économique et sociale dans le cadre duquel le mouvement ouvrier s’est structuré et a conquis un certain nombre de droits (dont les migrants et les étrangers étaient en partie privés). De ce point de vue, dans la mesure où la conquête de droits nationaux marque en même temps une exclusion, l’expression du nationalisme peut être ouverte ou fermée, elle peut insister davantage sur les droits à conquérir à l’intérieur de la nation ou sur ceux à nier à l’extérieur (conquêtes territoriales, protectionnisme, etc.).


Mais la mythologie nationale helvétique, en particulier autour des Trois-Suisses, s’est toujours présentée comme particulièrement fermée et rétrograde. Elle n’a cessé d’occulter la mémoire des conquêtes réelles des droits démocratiques (comme l’État fédéral de 1848 ou, à Genève, la révolution radicale qui l’a précédé de peu) au profit d’événements marquant la conquête de l’indépendance face à l’étranger, la préservation de l’intégrité du territoire, mais sans aucun contenu démocratique, bien au contraire (voir le Pacte de 1291 de défense contre l’étranger ou, à Genève, l’invraisemblable commémoration de la Restauration de 1813, retour à l’Ancien Régime aristocratique).


Le contexte helvétique actuel est d’abord marqué par une montée en force du populisme de l’UDC et d’une volonté de repli national au détriment de l’étranger (candidat à l’asile ou à la naturalisation, travailleur immigré, etc.). Il est également caractérisé par une mondialisation ultralibérale qui met à mal les droits sociaux, pourtant bien maigres, au sein de l’État-nation. Des enjeux démocratiques et sociaux de grande importance se trouvent donc aujourd’hui au tout premier plan de l’actualité. Pour défendre les droits des femmes et ceux des étrangers, le droit de tous à un emploi et à une vraie retraite, les droits démocratiques et sociaux, etc., il n’y a pas plus mauvais symbole que celui des Trois-Suisses. On aurait certes pu imaginer qu’il soit détourné, de manière ironique, pour renvoyer les milieux dominants et patriotiques à leurs propres contradictions. Mais il n’en est rien avec cette affiche qui ne vise qu’à faire un peu de démagogie bien dans l’air du temps. La nature et l’histoire de ce mythe des Trois-Suisses la rendent donc parfaitement grotesque, ils nous font surtout relever qu’elle constitue un terrible aveu d’impuissance de la part de ceux qui l’ont produite.


Charles HEIMBERG